C’est l’Odyssée du MSC Splendida*, qui devait naviguer de Dubaï à Hambourg mais dont toutes les escales ont été annulées, que nous conte un couple de Bruxellois.
Fous de croisières — ce sera leur trente cinquième, dont 25 avec MSC ! — ils ont réservé leur voyage dans une agence de Cagnes-sur-Mer, après une étude comparative approfondie des prix : pour une même prestation (localisation de la cabine, catégorie, service clientèle de l’agence), cette croisière était proposée 2.000€ (deux mille euros) moins cher que sur le moins cher des sept autres sites consultés !
Marie-France et Philippe s’envolent ainsi le 7 mars pour Dubaï où ils vont d’abord passer quatre jours avant d’embarquer sur le MSC Splendida pour un voyage de 28 jours à destination de Hambourg via Oman, Aqaba, le Canal de Suez, Rhodes, Athènes, Rome, Gênes, Casablanca, Barcelone, Cadix, Vigo, Lisbonne et Southampton. Mais le voyage ne va pas du tout se passer comme prévu…
L’Italie refuse le bateau…
A Dubaï, ils savent déjà que les escales italiennes sont annulées et que le bateau débarquera sans doute à Marseille au lieu de Gênes les passagers embarqués à Singapour (au lieu de Shanghai… il faut suivre). Consultée, l’agence de voyage confirme en dernière minute que le départ est bien assuré, rien de changé au programme.
Environ 500 autres passagers sont montés à bord à Dubaï, le MSC Splendida en comptera donc 1.700 au total pour une capacité de 4.350 : autant dire que le bateau est «vide»… Il y a tellement peu de monde qu’un seul service de dîner est prévu, en «open» : on vient quand on veut et on s’assied où on veut.
Le sultanat d’Oman se referme
Le lendemain, les passagers sont réveillés en sursaut à 7 heures par une annonce multilingue : Muscat, l’étape suivante, a fermé son port durant la nuit et un navire de guerre en défend l’entrée. Abu Dhabi a fermé ses portes aussi… Direction l’étape suivante, Salalah, prévue le lundi 16 mars. Mais la deuxième ville du Sultanat d’Oman, il fallait s’y attendre, ne veut pas du Splendida non plus…
Le bateau se traîne à quelques nœuds et les mauvaises nouvelles se succèdent. Il n’y aura pas d’escale en Jordanie, le clou de la croisière. Le ton monte parmi les passagers, les files pour les plaintes à la Réception s’allongent à travers tout le pont 5, inutilement bien entendu car la situation n’est ni modifiable ni maîtrisable. L’annonce de 100€ de crédit de bord par cabine et le remplacement de l’escale d’Aqaba par Héraklion (!) ne calme personne, on râle, on rouspète, on pleure les belles visites perdues (et le temps passé à les préparer…) mais on sait bien qu’il n’y a rien à faire… Une délégation de passagers demande et obtient l’accès gratuit à WhatsApp et Messenger pour prévenir les proches et décommander les excursions prévues. Les passagers reçoivent aussi aussi l’accès gratuit aux films en cabine.
… et une demi-douzaine de pays de remplacement
En pleine Mer Rouge, à peu près au large de la Mecque, nouvelle annonce et nouvelle catastrophe : la Grèce non plus ne veut plus du bateau, de même que… tous les pays où il aurait pu faire escale de remplacement : l’Egypte (Port Saïd), Chypre, la Turquie, la Tunisie etc. Malte et les îles italiennes sont en lock down depuis plusieurs jours. Les passagers rebaptisent Exodus le Splendida qui franchira le Canal de Suez «à toute vitesse» en une demi-journée alors que, en temps normal, la traversée s’étale paresseusement sur une quarantaine d’heures… Le commandant déclare en effet qu’il n’y a pas d’autre solution que de filer plein pot directement en Méditerranée et que des pourparlers sont en cours pour débarquer les passagers quelque part, sans doute à Marseille, entre le 24 et le 26 mars. Adieu, donc, à toutes les escales prévues et la suite de la croisière : l’Espagne c’était déjà râpé, le Maroc songe également à fermer ses ports, ne restait que le Portugal…
Très curieusement la nouvelle est accueillie dans un calme relatif, avec résignation. Peut-être, inconsciemment, s’y attendait-on ? Il faut dire que l’annonce du remboursement intégral de toute la croisière (sous forme d’un avoir jusqu’à fin 2021 assorti d’un crédit à bord qui est monté à 200€), des pourboires — prépayés pour certains — et de l’ouverture du wifi gratuit et illimité y contribue, qui permet à tous de prendre contact de la sinistre réalité qui s’installe «à terre», en Europe.
La vie continue…
A bord, la vie s’organise… et continue. On se lève pas très tôt, on se retrouve à midi et le soir pour les repas et aux spectacles, aux bars certains soirs, entretemps on fait un peu de sport, footing (le tour du bateau fait 700m), cours de Pilates, salle fitness pour les plus courageux, piscines, jacuzzi. Cours d’anglais largement suivi par les Français (…), cours de danse, atelier d’artisanat.
Le vendredi 20 mars, le débarquement de l’ensemble des passagers est confirmé pour mardi et mercredi à Marseille. Les Français seront véhiculés en navettes vers Nice ou à la gare. Des appels au micro invitent les Australiens, Allemands, Néerlandais, Espagnols, Anglais, Sud-Américains, etc. à contacter le staff pour organiser leur retour en avion ou en autocar. Rien pour les Belges, mais on a l’habitude, on est certainement peu nombreux (en fait, 42 dont 38 Flamands…) et vu la proximité, pas prioritaires. Le suspense va durer 4 jours. Fini les apéros, les spectacles et les activités, on passe la journée à discuter et à rechercher une solution sur internet.
Abonnés absents
Travellers-on-line, service des Affaires Etrangères censé conseiller les voyageurs coincés à l’étranger, est aux abonnés absents de même que le numéro d’urgence mis en place à grand renfort de publicité par le ministre… Rentrer en avion ? Il y a bien des avions au départ de Nice, mais ils ne peuvent pas atterrir à Zaventem qui a fermé ses pistes à la plupart des vols. Rentrer en train ? LA solution, d’autant que l’agence de voyage du couple bruxellois, prête à l’aider au maximum, les assure qu’il reste des places et se propose de les réserver pour eux. Oui mais… les trains sont interdits aux non-Français !
Laissons parler Marie-France : Nous n’avons pas le droit d’aller à la gare et même si on y arrive, car il n’y a aucun taxi, on nous demandera les passeports et on sera refoulés. Louer une voiture et remonter à l’aise sur BXL ? Interdit aux non-Français. Et puis on n’a pas les permis avec nous. Aller sur Nice à l’hôtel Gounod où nous avons nos habitudes, se «poser» et essayer de rentrer, on ne sait trop comment ? Les hôtels sont fermés. Belges ayant booké notre croisière via une agence française, on commence tout doucement à réaliser qu’on est assis entre deux chaises et que nous ne sommes repris sur aucune liste… Il y a pourtant des bus prévus pour des Hollandais qui sont venus via une agence allemande et des vols pour les Australiens clients d’un tour opérateur anglais !
C’est pas mon problème !
On nous renvoie chez la «responsable francophone» du bateau, G. H. (je n’oublierai jamais son nom !) en charge également des transferts et rapatriements. Elle nous propose (et ne variera pas pendant trois jours, il faut lui reconnaître la persistance dans le non-sens), accrochez-vous : Un bus vous déposera à Berchem et après vous devrez vous débrouiller. Okayyyy. Il y a une gare à Berchem, ou bien on cherchera un taxi pour nous emmener à la gare centrale d’Antwerpen, « à la guerre comme à la guerre »… Noooon ! Berchem au G-D. de Luxembourg, sur l’aire d’autoroute… (qui est d’ailleurs fermée). Mais, mais il n’y a rien là ! Ni gare, ni taxis, ni même un hôtel, c’est la grande station Aral toujours bourrée de camions et bien connue pour quand on veut faire le plein d’essence meilleur marché. Et on fait quoi après ?
Ah ça madame, c’est pas mon problème, vous êtes en rapatriement et pas en voyage de confort (on l’entendra au moins cinq fois celle-là), on ne va quand même pas vous ramener en taxi jusqu’à votre porte !
Rien d’autre à proposer
Les palabres s’étendent pendant des heures, chaque fois qu’on a une idée, on contacte G. :
—On peut faire un crochet jusqu’à la gare de Luxembourg ? (il y a des trains Lux-Arlon-BXL)
— Non, le chauffeur n’a pas le droit de dévier de son trajet et de vous laisser sortir.
—On peut aller dans le bus des Hollandais et on nous dépose à n’importe quelle gare belge…
—Non, le bus, etc., (même réponse).
—Vous comptez donc nous débarquer à 5 km de la gare la plus proche en pleine nuit avec nos bagages ?
—Je n’ai rien d’autre à vous proposer et je n’ai pas d’autres instructions.
On fait quoi ?
Et les autres Belges, ils font quoi alors ? Certains se sont arrangés pour un transfert privé (minibus qui arrive de Brugge), d’autres seront rapatriés par leur agence de voyage (De Blauwe Vogel truste une bonne partie de la clientèle flamande), plusieurs ont accepté un vol Nice-Madrid, d’autres prennent le fameux bus jusqu’à Berchem. Et ils font quoi après ? Je sais pas.
A Bruxelles, des amis ont contacté MSC et suivent l’affaire de près. Finalement, la bonne nouvelle tombe le lundi soir : un bus MSC va nous rapatrier sur BXL ! Notre tension retombe dans les limites de la normale, on s’embrasse, on a du coup moins chaud, dans les sens propre et figuré du terme, on rigole, on annonce la bonne nouvelle à nos potes français et on file dîner. Le repas est infect, on sent que les réserves arrivent à épuisement mais l’habituel Merlot-qui-tache nous semble ce soir-là un véritable nectar…
Soudain, un hélicoptère
Soudain, vers 19h30, un hélicoptère arrive à la verticale du bateau et reste en stationnaire pendant de longues minutes, tous projecteurs allumés. Une annonce fait état d’une évacuation pour « urgence sanitaire ». S’agit-il d’une jeune serveuse, malade depuis Dubaï, qui était restée confinée au service médical ? Ou d’un passager victime d’une crise cardiaque ? Voire même d’un passager atteint par le coronavirus ? Nous n’en saurons (heureusement) rien. Un autre hélicoptère débarque vers 21h médecins et personnel médical de la base militaire de Toulon, venus vérifier quand même l’état sanitaire du bateau et de ses passagers, vérifications qui dureront toute la nuit. Cette nuit nous dormirons enfin convenablement, malgré l’attente d’une confirmation écrite de MSC qui n’arrivera jamais. En dépit du soulagement, j’ai l’impression d’avoir vieilli de plusieurs années en quelques jours…
Pas sur la liste !
Le lendemain mardi, le couple se réveille tôt : pas question de manquer le départ ! Marie-France : Après avoir chapardé quelques vivres et boissons au buffet dans la perspective d’un long voyage, nous patientons dans le théâtre, les Français plus faciles à rapatrier et les passagers avec vols passent les premiers, normal. On appelle les «retours sur la Belgique» : nous ne sommes pas sur la liste mais j’insiste. Longue discussion avec le staff MSC, mais pas de problème, il reste de la place dans le bus. En fait nous sommes 20 Belges, car 16 autres (Flamands) ont vu leur vol annulé et sont rapatriés comme nous sur Bruxelles. Ont-ils bénéficié d’arrangements négociés ? Ou au contraire avons-nous pu profiter de leur rapatriement? Nous ne le saurons jamais.
Le trajet durera 15 heures, avec deux arrêts sur des aires d’autoroute complètement désertes. Les chauffeurs nous apprennent qu’ils sont partis à 6h du matin de Nice pour venir nous chercher, qu’ils rentrent dès le lendemain tôt sur Marseille et que le véhicule repartira directement sur Strasbourg avec d’autres passagers du Splendida… A Longwy on change de bus et on passe la frontière par de petites routes non éclairées… Zaventem nous apparaît à 2h du matin tel l’île salvatrice découverte par le naufragé. Fin de l’aventure. Il ne nous reste plus qu’à trouver des taxis
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C’est une histoire qui finit bien, mais qui pose un certain nombre de questions. MSC semble avoir géré la crise du mieux qu’elle pouvait, et les passagers ont été généreusement indemnisés. Mais pourquoi avoir proposé comme « seule solution » à notre couple de Bruxellois de les abandonner en pleine nuit, avec leurs grosses valises, sur une aire d’autoroute (fermée de surcroît), avec un thermomètre affichant 2° et à 5 km à pied de la gare la plus proche ? Parce qu’ils n’avaient pas réservé leur voyage en Belgique ? L’argument ne tient pas : des Australiens qui s’étaient adressés à des agences anglaises ont été tous rapatriés en avion sans problème, MSC s’occupant de tout, de même pour des Hollandais qui avaient pris une agence allemande (il parait que c’est moins cher!). Quant aux Suisses, ils ont tous été rapatriés ensemble dans deux avions sur Genève et Zurich, alors que la plupart d’entre eux avaient aussi fait appel à une agence française, moins chère.
Depuis la généralisation de la libre circulation des biens et des personnes à l’intérieur de l’Europe, en effet, les consommateurs ont compris que rien ne s’opposait à ce qu’ils achètent leur voyage dans un autre pays, et c’est ce qu’ils font quand le produit est moins cher. Ce qui est vrai pour l’aérien et, a fortiori, pour les voyages à forfait, l’est aussi pour la croisière. Les opérateurs de tourisme en général ne l’ont-ils pas encore compris ?
Dans le cas de Marie-France et son mari, Philippe, le « problème » n’était évidemment pas là. Mais pourquoi les a-t-on ainsi laissés dans l’expectative ? On sait les Français peu doués en géographie, mais n’y avait-il donc personne à bord ou dans les bureaux de la compagnie pour se rendre compte que Bruxelles se trouve sur la route d’Amsterdam ? Et l’attitude de la «responsable francophone» du bateau était-elle bien professionnelle ? Et pourquoi les Affaires Etrangères sont-elles restées sourdes ?
On peut se demander aussi si les autorités françaises avaient bien le droit d’empêcher d’autres citoyens européens de prendre un avion ou un train, voire même un taxi — mais ceci est une autre histoire…
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(*) Douze passagers du MSC Splendida, premier navire de croisière à reprendre sa desserte l’escale de Tunis, avaient trouvé la mort lors de l’attaque du musée du Bardo, en mars 2015.