On dit toujours que lorsque le serpent mue, il est aveugle. Et justement, nos sociétés bougent et parfois nous sommes aussi aveugles au changement. Un cas m’a fait penser à cela la semaine dernière, c’est celui d’Amazon.
Comme vous le savez, le géant de l’e-commerce a décidé de construire un deuxième quartier général. Il a donc publié un cahier des charges pour savoir quelle ville pouvait l’accueillir. Jusqu’ici, rien d’anormal. Le cahier des charges en question est assez vague puisqu’Amazon dit chercher une ville d’au minimum un million d’habitants, située à moins de 45 minutes d’un aéroport et dans une région disposant d’un large vivier de talents. En contrepartie, la firme s’engage à créer 50.000 emplois et à investir 5 milliards de dollars. Ce cahier des charges ne concerne que les États-Unis, mais il n’en fallait pas plus pour provoquer une véritable hystérie de la part des villes américaines pour essayer de séduire la direction du géant de l’e-commerce.
Parmi les offres les plus grotesques, il y a la petite ville de Stonecrest qui a proposé de changer de nom et de se rebaptiser Amazon. D’autres, comme c’est le cas à Tulsa, ont demandé à des bénévoles de visionner les vidéos de Jeff Bezos, le patron d’Amazon, pour tenter de dénicher des indices qui pouvaient aider la ville à trouver l’argument-choc.
À Philadelphie, on a demandé à des étudiants de la prestigieuse université Wharton d’élaborer la meilleure offre possible. Et même des villes qui ne correspondent pas au cahier des charges parce qu’elles ont à peine 14.000 habitants ont quand même postulé. Bref, toutes les villes américaines essaient d’attirer sur leur territoire la manne céleste d’Amazon. C’est une sorte de ruée vers l’or numérique. Il faut dire que selon les chercheurs, un job qualifié dans la high-tech provoque la création de cinq autres jobs ailleurs.
Mais certains sont sceptiques et se demandent si une société aussi importante qu’Amazon a vraiment besoin de publier un cahier des charges et d’attendre les offres pour savoir où elle veut créer son deuxième siège social. J’ai tendance à penser comme eux et qu’il s’agit en réalité d’une forme de publicité déguisée.
Dans les sociétés numériques, il y a en effet une fâcheuse tendance à user et abuser des médias pour faire sa propre publicité gratuitement. C’est le cas avec Apple, et ses queues devant ses magasins pour ses nouveaux iPhone. C’est le cas avec Elon Musk, qui lance des idées toutes les semaines, dont certaines sont absolument farfelues, pour le seul plaisir de faire parler de lui et de son entreprise.
« Amazon est devenue tellement puissante que la force politique est obligée de s’incliner, voire de s’agenouiller »
Et ici, on vient d’apprendre que grâce à la hausse de son cours de Bourse, le patron d’Amazon est devenu l’homme le plus riche du monde devant Bill Gates. J’ai donc la faiblesse de croire que pendant que les maires des villes américaines s’étripent pour attirer le nouveau siège social d’Amazon, le patron de cette entreprise doit lui bien se marrer.
Car au fond, il fait parler de sa firme gratuitement et il démontre sa puissance aux hommes politiques en leur livrant un discours du genre: « vous voyez, moi aussi, je crée des emplois et si j’en détruis dans le secteur de la distribution, j’en crée d’autres, plus qualifiés. Donc, messieurs, laissez-moi tranquille dans mon business. N’essayez même pas de me réglementer. » Voilà, selon moi, le message subliminal de cette ruée vers l’or de la nouvelle Amazonie. Autrement dit, l’entreprise Amazon est devenue tellement puissante que la force politique est obligée de s’incliner, voire de s’agenouiller pour tenter de grappiller quelques emplois en échange de son mutisme.
Vous comprenez mieux pourquoi un pays comme le Danemark a créé le poste d’ambassadeur auprès des GAFA, les fameux Google, Apple, Facebook et Amazon. Qu’on le veuille ou non, ce sont les nouvelles puissances non étatiques de ce monde.