Pour comprendre le mode de fonctionnement de l’économie numérique, il faut se souvenir d’un vieux dicton de joueurs de poker: « si après un quart d’heure tu ne vois pas qui est le pigeon, c’est que c’est toi le pigeon ».
Dans l’univers de la fausse gratuité du numérique, on pourrait sortir le même dicton, mais adapté: « si tu ne vois pas ce que l’entreprise vend, c’est que le produit, c’est toi ». En fait, si Karl Marx a écrit des milliers de pages pour dire que l’une des plus horribles choses au monde, c’est le vol par le capitaliste du fruit du labeur du pauvre travailleur, aujourd’hui on peut dire que le capitalisme s’en fout carrément de notre travail, comme le fait remarquer Michel Musolino, économiste et auteur de « la nouvelle imposture économique » aux éditions First. « Avec l’économie du numérique, ce qui intéresse les entreprises, ce n’est pas tant de voler notre labeur, comme dirait Marx, mais de voler nos loisirs et nos passions ».
En réalité, les entreprises du numérique nous volent en partie notre vie, en piquant nos données personnelles qu’elles revendent à des annonceurs. En clair, nos loisirs et nos passions sont transformés en marchandise. C’est fou, mais c’est la réalité quotidienne.
D’ailleurs, un bref retour en arrière dans les cuisines du capitalisme montre que le génie de ce système économique, c’est sa capacité à se transformer. Regardons le passé, pendant des siècles le capitalisme a cherché à éliminer le travail.
D’abord dans l’industrie, avec la mécanisation, puis la robotisation, et ensuite dans les services. Même la grande distribution va voir bientôt ses caissières disparaître au profit du self scanning. Regardons autour de nous, Ikea nous force à faire le travail à sa place: c’est le « do it yourself », un phénomène que l’on retrouve dans les stations à essence où il n’y a plus d’humains pour nous aider à remplir notre réservoir.
Et demain, ce sera la banque qui n’occupera sans doute plus que 20% du personnel actuel. Bref, le capitalisme continue à éliminer le travail, petit à petit, mais sans relâche.
« Pendant des siècles, le progrès technique a servi à gagner du temps. Aujourd’hui, il sert surtout à en faire perdre… »
En fait, les intellectuels ont toujours cru que l’émancipation du travailleur consistait pour ce dernier à se libérer du capitalisme. Or, ce qu’on constate aujourd’hui, écrit Michel Musolino, c’est exactement l’inverse: « c’est le capitalisme qui se débarrasse du travailleur ». Prenez l’exemple d’Uber, son vrai pari, ce n’est pas tant de concurrencer les taxis, non, son vrai pari c’est la voiture autonome, celle qui roule toute seule, sans chauffeur. Et hop, encore des emplois éliminés.
Mieux encore, le capitalisme numérique est très différent de l’ancien. Avant, pendant des siècles, le progrès technique a servi à gagner du temps, que ce soit en transports, en mode de production ou en communications. Aujourd’hui, le progrès technique sert surtout à perdre du temps, que ce soit en loisirs, en culture, en jeux, en divertissement.
Bref, le capitalisme s’est une nouvelle fois adapté et a transformé notre temps libéré, notre fameux temps de loisirs, en un business très juteux. Regardons notre iPhone ou notre tablette et le temps qu’on y consacre pour comprendre le génie d’adaptation du capitalisme. Le capitalisme vend notre attention, qui est supposée être maximale pendant nos loisirs, à des annonceurs.
C’est cela le nouveau monde du numérique. Beaucoup de personnes ont tendance à réduire cette économie du numérique à des gadgets technologiques. C’est une erreur. Notre smartphone ou notre tablette est devenu en quelque sorte notre prothèse, mais une prothèse qui change le monde autour de nous… pour le meilleur et pour le pire.