Carrefour et le retour de Darwin

Amid Faljaoui nous parle de la triste histoire des licenciements de Carrefour. Il nous explique pourquoi les concurrents de Carrefour, les fameuses enseignes spécialisées, sont elles-mêmes en danger face à Amazon.

Dans la triste histoire des licenciements de Carrefour, Myriam Delmée, la responsable du syndicat Setca pour le secteur de la distribution a tout dit en quelques mots à mes confrères du Soir. À la question de savoir s’il y a trop de supermarchés, elle répond avec beaucoup de franchise: « J’en suis persuadée. Le marché est saturé, et on va nécessairement aller vers d’autres restructurations lourdes dans d’autres enseignes.» Voilà, tout est dit. Le reste de la discussion est important, mais il ne faut pas se leurrer, ce n’est qu’une lutte syndicale pour obtenir les meilleures conditions de départ.

Souvenez-vous d’ING en 2017, et plus globalement dans ce secteur bancaire, les licenciements et autres départs ont été également motivés par la concurrence d’Internet. Bien sûr, les FinTechs ou Amazon ne sont pas les seuls facteurs expliquant les difficultés du secteur bancaire ou du secteur de la distribution, mais la révolution numérique a accéléré la décision de se séparer de certains collaborateurs. Pouvait-on procéder autrement?

La question est hélas oiseuse, car aujourd’hui, un patron n’a malheureusement plus beaucoup de temps devant lui pour faire face aux changements. Auparavant, lorsqu’une nouveauté technologique arrivait sur le marché, la direction avait le temps de l’ausculter et de l’adopter. Actuellement, les innovations sur le Net vont trop vite pour laisser un patron choisir son temps de réaction. Il doit réagir vite, et fort, exactement comme le patron de Carrefour l’a fait six mois après sa nomination.

Si vous en doutez, Bill Gross, le fondateur d’un incubateur américain a calculé le nombre d’années qu’il fallait pour qu’un produit atteigne 50 millions de consommateurs. Le résultat est édifiant: l’avion a mis par exemple 68 ans avant d’avoir 50 millions de passagers, la voiture 62 ans, le téléphone 50 ans, la télévision 22 ans, et les distributeurs de billets 18 ans! En revanche, You Tube s’est imposé en 4 ans pour avoir 50 millions d’usagers, Facebook en 3 ans seulement, Twitter en deux ans, et un jeu comme Pokémon Go s’est imposé en à peine 19 jours. Bref, pour atteindre 50 millions de consommateurs, nous sommes passés d’une durée de 68 ans à… 19 jours!

Dans le cas de Carrefour, la concurrence vient évidemment d’Amazon ou d’autres « pure players » comme Zalando, mais elle vient aussi des grandes surfaces spécialisées: les unes dans l’électronique, comme Media Markt, les autres dans le bricolage, le textile pour enfant, le sport comme Decathlon, les jouets ou encore l’ameublement. Mais tous ces enseignes spécialisées sont elles-mêmes sous pression et sont parfois menacées de mort. Même un géant comme Decathlon doit faire face à la concurrence d’un Amazon.

Je dirais même que le danger est encore plus grand pour les distributeurs qui n’ont pas leur propre marque et se contentent de distribuer des produits qu’on trouve à un clic de distance. C’est la raison pour laquelle la FNAC s’est mariée avec Darty par exemple en 2017. D’abord pour avoir plus de force pour négocier ses achats face à ses fournisseurs, ensuite pour créer des synergies et donc des économies d’échelle. Et toutes ces économies doivent servir à dégager de l’argent pour investir dans le numérique, sans quoi l’ogre Amazon vous avale tout cru.

« Ironie du sort: le jour même du plan de restructuration de Carrefour, Amazon annonçait l’ouverture de son supermarché sans caisse »

Voilà pourquoi, dans le secteur du jouet, des meubles, du jardinage ou du bricolage, les années à venir verront de nombreux mariages. Et les enseignes qui voudront rester célibataires auront les pires difficultés pour survivre. Quant à Carrefour et les autres distributeurs, leur avenir est déjà challengé par Amazon et son homologue chinois JD. La raison? Tous les deux sont déjà en train de tester des supérettes sans caissières! Grâce à l’intelligence artificielle, grâce à la reconnaissance faciale, et grâce aux données de votre smartphone, vous pourrez vous servir dans les rayons à votre guise et partir sans passer par une caisse. Arrivé chez vous, un email avec la facture de vos achats vous attendra. Utopie? Nenni, Amazon le fait déjà dans un supermarché à Seattle.

Ironie du sort, la direction d’Amazon a annoncé ce concept Amazon Go le jour même du plan de restructuration de Carrefour à Paris. C’est plus qu’un symbole, c’est un monde qui se meurt avec fracas pour faire place à un autre. Et sans doute ne faudra-t-il pas attendre 68 ans pour voir des supermarchés sans caissières fleurir partout.

Le banquier d’affaires Michel Cicurel a raison de dire que la course numérique s’accélère: c’est une urgence de fortifier les coureurs et de ne pas les freiner mais à condition également de soigner les blessés. Et ça, c’est le rôle primordial de l’Etat. Pour éviter que la révolution numérique ne soit considérée comme le retour de Darwin et ne provoque des révolutions.

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