Au cœur d’une large vallée en éventail sillonnée par une rivière torrentueuse, la Sitter, et au pied des contreforts verdoyants de l’Alpstein se blottit Appenzell, capitale d’un canton, voire même d’un demi-canton, le plus petit de la confédération, les Rhodes-Intérieures.
C’est que la région a échappé à la Réforme laissant le chœur des églises et des chapelles richement décorés et chargés d’effigies de saints. A l’inverse, l’autre demi-canton, les Rhodes-Extérieures, affiche dans ses temples le dépouillement caractéristique du protestantisme qui a converti le Nord et l’Est de la Suisse.
Un détail de l’histoire qui peut expliquer sans doute l’attachement farouche des habitants d’Appenzell à leurs traditions : grosses boules de fromage, liqueurs amères aux herbes, gâteaux épicés au miel, instruments à cordes inattendus et petits ateliers d’artisans. Un coin de pays simplement généreux.
Un cérémonial immuable.
Chaque année, le dernier dimanche d’avril, se tient la Landsgemeinde – à traduire par « communauté rurale » – assemblée populaire tenue sur la grand-place, autour du vieux tilleul de la Justice, une tradition qui remonte au 13ème siècle, abandonnée depuis dans plusieurs cantons de Suisse mais toujours bien vivace à Appenzell.
La journée commence par une messe solennelle dans l’église paroissiale St-Maurice, elle n’a rien d’une manifestation folklorique même si elle se déroule sous le regard ébahi des curieux. Dès midi, tout le monde quitte la mairie pour former un cortège en costumes traditionnels, avec les porte-drapeaux et leurs bannières colorées.
Les membres du gouvernement local, les corps constitués, les juges drapés dans une cape noire, précédés d’une fanfare, tous se rendent d’un pas pesant en procession vers la place qui en ce jour très particulier n’accueille que ceux qui ont le droit de vote.
Par le passé, la Landsgemeinde refusait ce droit aux femmes, et il fallut attendre 1991 et la pression du gouvernement central montré du doigt à l’échelon international pour que le droit de vote leur soit enfin accordé ainsi que le droit d’éligibilité locale.
Aujourd’hui, même si 3 femmes ont rejoint le cercle très fermé des 7 élus du Conseil Fédéral, le dernier dimanche d’avril se nomme encore le « Mannertäg », le jour des hommes…
Toute la communauté se retrouve pour voter à main levée sur des sujets soumis au verdict populaire, conférant ainsi à la Landsgemeinde une autorité suprême reconnue par tous les citoyens du demi-canton. N’importe quel participant dès lors qu’il a le droit de vote peut soumettre des propositions. Ce système qui paraît archaïque serait-il l’expression la plus pure de la démocratie directe en Suisse ?
Elle en est en tout cas la plus ancienne mais d’aucuns la remettent en cause: le vote à main levée ne garantit aucune discrétion et le décompte à vue des voix manque pour le moins de précision arithmétique.
Par ailleurs la séance peut durer des heures et nombreux sont ceux qui n’y participent pas, soit malades, soit simplement au travail pour maintenir les services à donner aux touristes qui envahissent les hôtels et les restaurants à l’occasion de cet événement qui fleure bon le folklore.
Un peuple de bergers et de vachers
Ici le pays est à la mesure de l’homme. Abrités par la forteresse naturelle dessinée par les montagnes, les paysans y ont développé depuis des siècles un style de vie rythmé par les saisons et l’ordre des choses voulu par la nature et par Dieu.
Le plus petit canton du pays rassemble quelque 17.000 habitants et au moins autant de vaches, ce qui en fait aussi le canton le plus rural qui soit. Aux flancs de grasses prairies verdoyantes s’accrochent de petites fermes pimpantes bien distantes les unes des autres car ici chacun est roi dans son domaine.
En été, la hauteur de l’herbe détermine la montée à l’alpage et c’est un jour de fêtes pour toute la région. De toutes jeunes filles vêtues d’une jupe légère recouverte d’un petit tablier blanc surmontée d’un corselet sur une petite blouse festonnée et des gamins vêtus d’un pantalon jaune resserré au genou et d’une chemise de berger également surmontée d’un gilet rouge ouvrent le cortège avec des chèvres blanches aux longs poils typiques d’Appenzell.
Derrière, vient l’armailli, à savoir le berger avec le seau de bois attaché à l’épaule. Il arbore également la tenue traditionnelle avec ses bretelles décorées de ferrures en laiton et une boucle d’oreille en or à laquelle est suspendue une minuscule cuillère à crème. Trois vaches suivent avec leurs lourdes cloches ainsi que d’autres accompagnateurs en tenue du dimanche avec des pantalons bruns qui encadrent le reste du troupeau.
Le propriétaire du troupeau accompagné de son chien ferme la marche avec la charrette qui contient les ustensiles de bois qui seront utilisés sur l’alpage. Les cloches suspendues au cou des trois premières vaches ont été accordées les unes par rapport aux autres et constituent les seuls instruments de musique au monde joués par des vaches.
Les armaillis qui suivent les vaches sont avant tout chargés de chanter et de yodler. Leur rôle est également de veiller à ce que le troupeau reste groupé mais aussi de porter les cloches là où la montée est trop difficile pour les bêtes, quitte à les faire sonner à leur tour en leur imprimant des mouvements rythmiques réguliers.
Une dizaine de semaines plus tard, vers la fin de l’été, c’est la désalpe, le retour à l’étable dans la plaine. En pays d’Appenzell, elle s’étire sur plusieurs jours et la petite ville d’Appenzell résonne souvent l’après-midi des tintements des cloches et du yodel naturel signalant la fin de l’estivage.
En hiver, quand le climat rude enferme les habitants dans leurs maisons au coin du feu, vient le moment de se plonger dans des travaux d’artisanat qui racontent l’amour que ces habitants portent à leur région. Il en est ainsi avec l’art de la boissellerie, cette technique qui remonte au 18ème siècle et qui permet de fabriquer dans le bois tendre et clair de l’érable et du pin les ustensiles de la production laitière : seaux à lait, barattes à beurre, écuelles, planches à beurre, etc…
Autant d’objets qui seront ornés de gravures en forme d’étoiles, de fleurs stylisées, de rubans composés de traits et de cercles rainurés. C’est aussi depuis la même époque que les artisans découpent et cisellent des pièces en laiton qui agrémentent joliment les courroies des cloches ou les bretelles et ceintures des armaillis avec des représentations de la vie sur les alpages.
La peinture paysanne est également très présente que ce soit sur les façades des maisons ou dans les galeries d’art de Appenzell mais aussi dans le musée des Arts populaires de Stein où de vieux meubles gravés de scènes agrestes illustrent la vie quotidienne et immuable des paysans.
Richesse du patrimoine gastronomique
Le fromage Appenzeller, le plus corsé des fromages suisses, naît dans les prairies grasses des paysages vallonnés entre le lac de Constance et le massif du Säntis qui domine Appenzell. Brossé patiemment pendant au moins trois mois avec une saumure à base d’herbes de montagne qui pénètre la croûte, les grosses meules de fromage affichent un arôme unique. Le secret du mélange d’herbes est jalousement gardé par les affineurs et transmis d’une génération à l’autre au sein des petites fromageries locales.
Les secrets sont à la mode en Appenzell. Si tout le monde apprécie l’Appenzeller Alpenbitter, en apéritif ou en digestif, seuls deux membres de la famille en connaissent la formule soigneusement conservée dans un coffre à la banque.
Ce sont eux seuls qui sont responsables de la composition de cette boisson centenaire réalisée à partir de 42 plantes soigneusement sélectionnées et séchées. Il faut compter 14 mois de lent processus pour que naisse cette potion magique au goût inimitable et toujours agréable, qu’elle soit servie on the rocks ou dans un cocktail raffiné.
L’Alpstein renferme d’autres trésors dans ses flancs, des eaux ferrugineuses appréciées depuis des siècles dans des cures thermales déjà mentionnées dans des documents du 16ème siècle. Cette même eau deviendra dans les années 30 une eau minérale parfumée au sureau et à la mélisse puis embouteillée à la main par le grand-père de l’actuelle exploitante de l’entreprise Goba.
Trois générations plus tard, les nouvelles idées de production se sont concrétisées et les eaux remplissent les rayons des magasins de la région mais aussi les caves des restaurants et des bistrots de toute la Suisse. L’entreprise a également mis au point avec des agriculteurs de la région un extrait de plantes baptisé Flauder, à savoir papillon dans le dialecte local, dont les Appenzellois sont fiers car la marque solidement enracinée dans la région est également prisée au niveau national.
Cette fierté est d’ailleurs palpable à tous les échelons de la vie en Appenzell : dans le choix d’un menu, dans les devantures des boutiques, dans le décor des habitats, dans la simplicité déroutante avec laquelle les habitants choisissent de porter leurs costumes traditionnels et les attributs très marqués de leurs traditions: l’unique boucle d’oreille portée par les hommes, les coiffes aux immenses ailes de tulle des femmes.
Le mot d’ordre est le même pour tous ici : pour sauvegarder les traditions ancestrales, il faut les faire vivre et chacun s’y emploie.
Texte : Christiane Goor Photos : Charles Mahaux
Infos pratiques
Un site utile : www.myswitzerland.com
Y aller : La Suisse rouvre ses portes pour les voyageurs de l’espace Schengen dès le 6 juillet ! L’aéroport le plus proche est Zurich et il est aisé d’y prendre le train qui mène à Appenzell avec un changement confortable à Gossau. Compter en tout une petite heure et le plaisir de découvrir l’arrière-pays durant le voyage en train www.swiss.com et www.sbb.ch. Mais les 700 km qui mènent à Appenzell depuis Bruxelles sont également abordables en voiture. Attention toutefois à acheter la vignette à la frontière www.ch.ch/fr/vignette-autoroutiere
Se loger : Le Romantik Hotel Säntis avec sa typique façade en bois permet de jouir d’une vue dégagée sur la grand-place www.saentis-appenzell.ch. L’hôtel Adler est un autre compromis moins onéreux dans une bâtisse également centenaire www.adlerhotel.ch.
Artisanat : L’échoppe de Roger Dorig au 16, Poststrasse, mérite le détour car ici, on se sent chez l’artisan de métier qui a hérité des techniques de travail de ses aïeux. La maisonnette est en elle-même un petit bijou à découvrir absolument.
Activités : Outre les incontournables visites du musée d’Appenzell qui plonge le visiteur dans la culture du canton, de l’église baroque St-Maurice, des galeries d’art et des boutiques de gourmandises diverses et de plantes médicinales à découvrir principalement dans la Hauptgasse, il faut monter en téléphérique jusqu’au sommet du mont Säntis, véritable belvédère de la Suisse orientale avec une vue sur les lacs de Zurich et de Constance. Enfin Appenzell est le point de départ de nombreuses balades alpines : 1200 km de sentiers balisés, soit le plus dense réseau de chemins de randonnées de Suisse. A découvrir à l’office de tourisme installé à l’hôtel de ville.
Au sujet du droit de vote universel qui a dû être imposé par le fédéral, je ne sais que conseiller l’excellent film Germano-Suisse « Die göttliche Ordnung » (en Français L’Ordre divin ou Les Conquérantes) sorti en 2017, qui parle justement du sujet. Franchement, ce film vaut la peine d’être vu.
Et donc, lors du referendum organisé dans toute la Suisse en 1971, dans ce canton, 71% des votants (exclusivement masculins…) s’y étaient opposés…