Le Covid-19 aura bouleversé nos vies au-delà de nos frontières et suspendu de nombreux rendez-vous. Il en est un en Espagne qui aurait dû se tenir du 4 au 17 mai, le Festival des patios de Cordoue inscrit par l’Unesco depuis 2012 sur la Liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité. A défaut de partager cette fête sur place, je vous invite à la découvrir avec nous qui avons eu la chance de la vivre il y a quelques années.
Entre Orient et Occident
Il suffit de grimper au sommet de la tour de la Calahora, sur l’autre rive du Guadalquivir, pour contempler Cordoue qui s’étire, étale et plate. Seuls émergent les campaniles des églises dont le carillonnement des cloches égrène le fil des heures. Mais de l’extraordinaire passage des civilisations successives qui ont façonné la ville subsistent de nombreuses traces architecturales.
Au-delà du pont romain qui plonge ses arches dans les eaux du Guadalquivir, surgit la muraille couleur sable de la Mezquita, surmontée d’un clocher qui remplaça l’ancien minaret, à l’époque où Ferdinand III ordonna le recyclage de toutes les mosquées d’Andalousie en édifices catholiques.
A gauche de la Mezquita se dresse l’Alcazar, l’imposante forteresse édifiée par Abd el-Rahman pour protéger la ville. Plus tard, elle abrita le palais des Rois Catholiques et fut aussi le siège de la terrible Inquisition. Elle enferme entre ses murs d’élégants jardins, sillonnés d’allées, ponctués de bassins et de fontaines et agrémentés d’orangers et de parterres fleuris.
Autour de la Mezquita et de l’Alcazar, se déploie la vaste toile d’araignée dessinée par les différents quartiers de la ville. Plus près de centre, l’ancienne Judería, le quartier juif.
Des juifs qui furent déjà sous le califat de riches commerçants et banquiers, avant de devenir par la suite les grands argentiers de la ville à la fin du 15ème siècle, lorsque la Reconquista fut enfin achevée.
Dernier témoin de cette ancienne présence hébraïque, une petite synagogue du 14ème siècle dans la rue Maimonides, qui a conservé intacte sa galerie réservée aux femmes et ses décorations murales en stuc mudejar qui mélangent des inscriptions hébraïques et des motifs géométriques. Plus loin du centre, vivaient les chrétiens, peuple d’agriculteurs qui exploitaient cette terre fertile en grains, vins et huiles parfumées.
Autant de quartiers à découvrir en flânant dans le dédale de ruelles étroites et impénétrables, aux murs crayeux, tapissés parfois de mosaïques bleutées, avec des fenêtres rehaussées de fer forgé et des petites places cernées de glycines.
Chacun d’eux sait dissimuler ses charmes et ses mille recoins secrets : le zoco, un ancien souk envahi des senteurs du jasmin et reconverti en marché municipal d’artisanat, une université aux contours monacaux, de multiples patios tissés de fougères et de rosiers grimpants.
Entre mairie et marché, cathédrale et temple romain, ces vieux quartiers sont le pouls de la ville, là où naissent les rumeurs dans une atmosphère joyeuse et débridée, héritée de la tradition arabe.
Une flamme dans la nuit
Marcher au hasard, s’asseoir sur un banc, se laisser envoûter par la douceur sucrée de l’après-midi qui s’étire. C’est l’heure tiède. La ville s’éveille de la torpeur dans laquelle la plonge le soleil de midi. Cordoue est là, à portée de sens plus que de savoir.
Dans les effluves des oranges amères et la pénombre des jalousies, dans l’alignement des pots de géraniums et le parfum entêtant des grappes de jasmin, dans le brouhaha des nuées enfantines qui ont envahi les rues, comme si elles s’ébattaient dans une cour de récréation.
Se lever et épouser le rythme tranquille de la foule : des couples enlacés, des familles plus que nombreuses, des badauds oisifs, tous se fondent dans l’obscurité mauve des venelles qui semblent tourner sur elles-mêmes pour revenir à leur point de départ.
Soudain une voix jaillit dans le crépuscule qui enveloppe doucement la ville. Une lente mélopée rauque et mélancolique qui semble appeler à se réunir autour d’elle. Les passants guettent les accords de guitare qui l’accompagnent et s’engouffrent dans une impasse, le long de murs épais, blanchis à la chaux et percés de rares fenêtres occultées par des buissons fleuris qui dégringolent en cascade le long de la façade.
Une porte ouverte découpe un carré de lumière dorée et invite à pénétrer dans une cour intérieure bruissante. Deux guitaristes, assis sur une chaise de paille, grattent leur instrument en tâchant de suivre le rythme d’une danseuse aux yeux sombres qui virevolte et frappe le sol de ses talons. D’autres femmes claquent des mains, attentives aux pas vifs, capricieux et légers de la jeune femme.
Le flamenco, lorsqu’il devient musique, est comme un feu dans les ténèbres, avec des comparses qui l’entourent, saisis par le sortilège de la guitare qui pleure au cœur de la nuit. Au mois de mai, Cordoue célèbre le printemps et l’éveil de la nature. Pendant quinze jours, le Festival des Patios ouvre les portes de nombreuses maisons privées.
Une occasion exceptionnelle de découvrir la vraie Cordoue, celle qui se retire derrière d’épais murs blancs creusés d’ombres volatiles. Et la nuit se fait fête car la ville devient un théâtre dont les acteurs improvisent leur rôle au gré des rencontres, dans une course joyeuse qui les promène d’un patio à l’autre, d’une taverne à l’autre.
(Suite de la balade demain)
Infos pratiques : www.turismodecordoba.oprg. Notez que les patios peuvent se découvrir durant toute l’année par le biais de visites guidées. La vieille ville distille un irrésistible pouvoir de séduction qui lui vaut d’être un joyau classé Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco depuis 1984.
Incontournable visite, celle de la Mezquita qui exprime l’essence même du califat de Cordoue. Une époque empreinte de tolérance, où musulmans, juifs et chrétiens cohabitaient et prospéraient. Opposés à toutes les ségrégations religieuses, les émirs et califes musulmans ont voulu ériger Cordoue en capitale du savoir.