Lettre ouverte de Christian Delom, secrétaire général de «A World For Travel», sur la transformation et le rebond du secteur des voyages post Covid-19. Selon lui, c’est une révolution face à laquelle il faudra « s’adapter et changer notre modèle »… Pas avec une simple révolte, mais avec une véritable révolution !
Comment notre secteur va-t-il sortir de la crise ? Les questions qui vont se poser à toutes les parties prenantes du tourisme et des voyages pour survivre et se développer, sont plus complexes que lors des crises précédentes. Il serait illusoire d’espérer une simple sortie de crise, sans une remise en cause majeure des fondements de notre secteur.
S’il est à craindre que la crise sanitaire se double d’une crise économique, les conséquences du constat de fragilité de l’espèce humaine vont être au centre des attentes des voyageurs, dans un siècle qui a mis le principe de précaution et la prise de risque minimum en haut de son système de valeurs. La forme et l’intensité de l’empreinte des activités touristiques et des déplacements au sens le plus large ne peuvent plus être laissées sans réponse.
Ce qui est frappant, c’est de voir, dans une situation incertaine, exceptionnelle et menaçante, que près de 4 milliards de personnes ont accepté, dans un temps aussi court et dans une quasi-unanimité, de se confiner et de changer leur mode de vie, leur sociabilité, leurs rythmes, leurs priorités.
Ce qui est frappant, c’est de constater que les dogmes économiques, budgétaires, financiers et sociaux volent en éclats les uns derrières les autres, chaque décision constituant en elle-même une déflagration dont les conséquences restent largement inconnues.
Mais admettons aussi que depuis quelques années, nos modèles de valeurs ainsi que nos modèles économiques et financiers étaient déjà sous de multiples pressions :
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Pression du changement climatique et de l’accès aux ressources,
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Pression de la cohabitation entre touristes et habitants et priorité donnée aux productions locales,
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Pression des mutations énergétiques,
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Pression des innovations technologiques et des disruptions de modèles économiques et productifs,
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Pression d’une aspiration à un mode de vie plus doux, plus lent, et d’une recherche de sens,
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Pression de la priorité donnée à la sécurité dans un monde de plus en plus fragmenté,
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Pression des mutations sociales et sociétales.
Nous sommes en train de vivre une véritable révolution, le Covid-19 l’amplifie, la rend universelle. Il est de la responsabilité de tous de la prendre en compte, de s’adapter et de changer notre modèle.
Voyager est et restera une composante naturelle de l’homme
L’enjeu est de taille. Notre civilisation est une civilisation de recherche, de découverte, d’innovation, de curiosité, de dépassement de soi, de développement de la connaissance et de son partage. On peut dire que le « voyage » et la « mobilité » sont parties prenantes du cerveau reptilien de l’homo sapiens.
Mais souvenons-nous pour quelles raisons et dans quel but ! L’espèce humaine a colonisé la planète pour des raisons multiples dans la recherche de son bien-être, de sa sécurité, de sa subsistance mais aussi de la connaissance et de son élévation spirituelle et intellectuelle. Soyons clair, nos voyages ont besoin de sens, de responsabilité, de contribution et de partage pour ne pas finir dans une surconsommation destructrice.
Nous parlons souvent d’expériences pour habiller cette quête de sens. Mais, trop souvent, le sens n’est révélé que dans l’accumulation et la démonstration narcissique qu’exacerbent et stimulent les réseaux sociaux.
Le voyage est découverte
Découvrir a un sens, c’est montrer ce qui est caché, ce qui n’est pas accessible, ce qui fait réfléchir, émerveille, éveille.
Or il n’y a rien de plus semblable que deux centres commerciaux, que deux rues commerçantes avec les mêmes enseignes, que deux parcs à thème (surtout quand ils proposent le même thème), que deux resorts balnéaires quand ils ne sont concentrés que sur leurs piscines, leurs plages ou leurs buffets.
Où est la découverte quand on ne part que sous la stimulation d’un prix ? Où est le partage quand on ne sort pas de son hôtel ? Est-ce qu’une expérience quasi identique à celle qu’on peut avoir à côté de chez soi, est une expérience utile et nécessaire ?…
La chaîne de responsabilités est trop grande pour trouver un responsable. Il est d’ailleurs inutile de le chercher car il a peut-être déjà disparu.
Alors oui, le voyage doit changer pour continuer à être un des moteurs de l’humanité, de sa prospérité, de sa responsabilité et de son développement.
Nous avons trop longtemps expliqué l’activité touristique, et moi le premier, par des chiffres économiques, en part de PIB, en volume de touristes, en dépenses touristiques, en contribution à la balance des paiements, en emplois. D’évidence, ce raisonnement amène inexorablement à concentrer la fréquentation, la production, les séjours, les infrastructures. Plus c’est « big », plus c’est « beautiful ». Plus c’est connu, plus c’est visité.
Or ce paradigme vole en éclat quand le Covid-19 nous rappelle que l’activité humaine est plus fragile quand elle est concentrée.
Le développement touristique n’a pas été exemplaire par ses excès. Et pourtant, il y a tant de lieux à découvrir et d‘expériences à partager.
Alors que ces découvertes et ces échanges sont au cœur d’une société de partage et de respect d’autrui, un autre danger guette. Il fait partie de la face sombre de la nature humaine. Il est guidé par la peur et l’ignorance. Il pousse au chacun pour soi, visant à mettre la liberté sous contrôle et à nous figer dans nos certitudes en se défaussant de nos responsabilités individuelles et collectives envers l’environnement, la nature et les générations futures.
Il pousse aux repli identitaire, aux interdits sécuritaires, à la restructuration sociale autour de totems tangibles sans aucune autre ambition et préoccupation que la survie et encore à court terme. Il nie tout changement, toute mutation, toute remise en cause. Il stresse l’imagination et rend toute innovation impossible.
Il faut donc replacer le voyage et le tourisme dans une autre dimension, à l’échelle de la mission qui ne devrait jamais cesser d’être la sienne.
L’opportunité est grande de faire du tourisme et des voyages le moteur du renversement des valeurs et de la prise de conscience de la responsabilité de l’humanité et de son émancipation.
Pour cela, le tourisme doit faire sa révolution de la demande pour assurer celle de l’offre. Or, pour faire une révolution de la demande, il faut écouter et entendre plus encore les signaux faibles que les signaux forts exprimés par les consommateurs et les usagers. Mais cela c’est en temps normal. La crise que nous vivons est révélatrice et transformatrice. Les signaux faibles deviennent forts instantanément. Ce sont ces facteurs d’anticipation que nous devons prendre en compte dans cette période de sidération et d’arrêt de l’activité.
Penser un redémarrage à l’identique serait l’erreur à ne pas commettre
En début de crise, comme beaucoup, je pensais que le démarrage serait fulgurant et serait porté par un désir de rattrapage. Puisque guerre il y a, la signature de l’armistice aurait été un moment de libération. Mais y aura-t-il un armistice avec un ennemi sans visage ? Ne sommes-nous pas condamnés à une économie de guerre pendant de longs mois ?
Et si ce n’est pas une économie de guerre, il faudra adopter une nouvelle approche, pour de nouveaux besoins aux passions apaisées ou retournées.
Si une activité humaine peut apporter du sens, ce sont bien les voyages.
Ils concrétisent la fiction, l’imaginaire, le merveilleux. Ils renforcent la cohésion de l’humanité en révélant sa diversité et ses similitudes.
Après l’enchaînement à la terre ancestrale, après le mirage du village global sonnant l’avènement d’une seule et unique civilisation, voici la place de la « glolocalisation », qui n’est pas de penser global et agir local mais tout le contraire, agir local et partager cette action globalement.
Il s’agit de permettre à l’individu de s’ancrer dans un réel, même si ce n’est pas celui de ses ancêtres et même, d’en changer plusieurs fois dans sa vie, au gré de sa vie et de ses voyages.
Il s’agit du respect de ce qu’on laisse et de ce qu’on adopte.
Il s’agit de faire de l’accueil une des valeurs les plus fortes.
Il s’agit de tolérance, qui ne peut s’entendre et s’exprimer que dans le respect des autres, de leur culture, de leurs modes de vie, de leurs ressources, de leur bien-être et de leurs environnements, et cela, sans aucune contrainte.
Voyager doit déjà permettre d’adopter d’autres modes de vie et de pensée pendant toute la durée du voyage.
Voyager c’est partager les événements qui rassemblent, qu’ils soient festifs, sportifs, culturels, professionnels. Ce n’est pas imposer son mode de vie, de consommation, sa novlangue, sa communauté, ses codes, à une population qui n’a rien demandé.
La culture de l’accueil devient la clé de voûte de l’édifice
Mais accueillir par exemple des Chinois ne doit pas aboutir à les amener systématiquement dans des restaurants chinois, ou ne leur servir que des liquides tièdes. Accueillir c’est faire découvrir, instruire, partager sans imposer, et en se mettant à la portée. Accueillir est une pédagogie. La frontière est fragile, mais notre profession se justifie dans sa capacité à le réaliser. Allons plus loin en disant que c’est là sa vraie valeur ajoutée.
La production touristique se résume trop souvent à une production logistique. Demain, il faut en faire une coproduction avec les habitants.
L’industrie du tourisme et des voyages se plaint de toutes les disruptions qui l’agressent, mais ne se différencie que rarement. Même le fameux service dont le sens manquerait tant aux Français n’est qu’un service logistique qui répond bien aux questions « où ? », « quand ? » « comment ? ». Il n’a aucune réponse à « pourquoi ? » Et encore moins à « pour quoi ? ».
Si la production touristique doit prendre en compte les mutations de la demande, elle doit aussi prendre en considération les populations visitées. Il ne s’agit pas de simple coopération, mais de véritable coproduction qui aura comme conséquence directe de répartir équitablement la valeur et deviendra acceptable par tous.
Le défi ainsi posé est celui de l’efficacité et de l’adaptabilité
Efficace veut dire économiquement viable, ce n’est pas un compromis, c’est une valeur.
Efficace veut dire apprécié, valorisé, ce n’est pas une quantité, c’est un ressenti.
Efficace veut dire estimé, par celui qui prend, comme par celui qui donne, par celui qui accueille comme celui qui est accueilli.
Efficace veut dire durable dans le temps et dans l’espace, c’est un principe de responsabilité et d’estime de soi.
Adaptable veut dire diversité, dans sa richesse et sa réalité,
Adaptable veut dire adoptable par celui qui reçoit et explicable par celui qui donne,
Adaptable veut dire soutenable par chaque environnement et tous les types de biodiversité,
Adaptable veut dire partageable par celui qui visite avec celui qui est visité, c’est un principe de tolérance et compréhension.
En conclusion, mettre la composante humaine au cœur de l’offre touristique n’est pas inclure du service dans de la logistique, c’est construire la logistique autour du service.
Le chemin des possibles, les acteurs de ce chemin, les responsables de son bon déroulement ont donc une responsabilité majeure : se réinventer en profondeur, faire moins pour faire mieux, repenser l’expérience, redonner au voyage le sens premier, celui de la découverte.
Lorsque nous sortirons de la crise sanitaire, car nous en sortirons d’une façon ou d’une autre, l’imagination doit être le moteur de l’action et la boussole des investissements. Nous sommes entrés de plain-pied dans l’économie du sens et du bien-être. Il s’agit autant de résilience que de révolution. Et comme le disent si bien les Italiens : « Chi va piano va sano, e va lontano… ».
Voilà toute l’ambition de A World For Travel : construire une boussole pour permettre au voyage et au tourisme de se transformer pour poursuivre sa mission.
Christian Delom, secrétaire général de A World For Travel
(Sources : L’Echo Touristique)